Des dessous de mode pas si roses

Après "Fabriquer le désir" chez Belin l'été dernier, Audrey Millet, historienne de l'habillement et chercheuse, publie "Le livre noir de la mode" aux Editions Les Pérégrines. Un ouvrage choc qui analyse et croise le système de l'industrie de la mode, la création, l'environnement, l'impact humain sur ceux qui y travaillent et les consommateurs. Une enquête de plusieurs années. Et un enjeu de société. Nous avons rencontré l'auteur. Interview.

En lisant votre ouvrage, on a le sentiment que le secteur de la mode est à l'image d'une société désarticulée dont les consommateurs se précipitent dans les magasins de vêtements, à la veille d'un confinement pris  de fièvre acheteuse...

Globalement, on peut parler d'une société qui surconsomme et est destructrice de ressources. Le phénomène d'achat est semblable à une addiction, une drogue. C'est une histoire de possession dans laquelle on se dit que si on rentre chez soi, on aura par exemple, les sacs de telle marque. La possession est un bonheur éphémère car il n'y a pas d'engagement. Si on a, dans son placard, les nouveautés, si on est à l'avant-garde, c'est un signe de réussite et de succès. C'est une vraie maladie qui ne touche pas que les vêtements mais actuellement, avec les prix bas, ce domaine reste le plus accessible à tous.

Consommer mode, ne serait-ce pas relier le pouvoir de l'argent à l'apparence qu'on veut donner ?

L'apparence a toujours compté. Elle correspond à des codes sociaux depuis des millénaires comme je l'ai écrit dans "Fabriquer le désir". Sur ce point, rien de nouveau. Le problème est que nous sommes aujourd'hui dans un monde totalement visuel, à la fois immatériel avec les images comme la publicité, la télévision, l'ordinateur ou le téléphone portable... Cet aspect pousse à matérialiser le fantasme de réussite c'est à dire avoir les dernières choses dernier cri et les posséder en quantité.Couv le livre noir de la mode

Dans votre livre, vous parlez des icônes et célébrités qui s'habillent avec des vêtements touchant une middle class, genre "Le cheap, c'est chic". Que véhicule cette notion ?

Le problème vient surtout des personnalités qui participent à la Fashion Nova ou à l'Ultra Fashion avec tout ce que cela implique en terme de conditions de fabrication ou de produits toxiques utilisés. La célébrité est devenue une femme sandwich. Elle pourrait faire passer un message de paix, mais non, le seul qu'elle délivre, c'est la consommation. Elles incitent les gens à acheter tout en devenant de plus en plus riches. C'est une forme de démagogie, qui se veut proche du peuple.

Quand on songe au secteur de la mode, on pense défilés, Fashion week... La sensation est de se trouver dans un accélérateur de particules où une mode succède tout de suite à une autre. Qu'en est-il de la création ?

Il n'y a plus de style contrairement aux époques Saint-Laurent et Dior. La silhouette ne change plus. La pression est celle d'une nouvelle tendance, tous les lundis, sachant qu'il faut créer plus pour que les consommateurs achètent plus. Cela a tué la créativité. Par exemple, le tee-shirt col en V, gardera la même forme en modifiant la couleur. Et si ce n'est la couleur, ce sera juste la coupe. Pour changer la couleur, un système a été mis en place. Des tas de tee-shirts attendent juste d'être teints, selon ce qui fonctionne. S'il y a un buzz sur le jaune canard en magasin, la chaîne d'information s'accélère, part du portable de la vendeuse qui transmet au manager qui renvoie l'information au siège de la société puis aux usines. En deux semaines, c'est très facile, parfois même en deux jours. Cela impacte les conditions de travail, les risques sanitaires, humains.

Audrey milletEn Angleterre, à Leicester, un scandale a éclaté l'an dernier avec les ateliers de misère dans la confection qui employaient jusqu'à 10 000 personnes pour 2,20 euros de l'heure.

Venons-en justement à la production, la fabrication des vêtements que vous analysez dans l'ouvrage. Vous parlez, entre autres, du coton qui était auparavant synonyme de qualité et de produit sain. Aujourd'hui, on parle de coton bio... ou pas. Qu'en est-il réellement ?

Actuellement, le coton qui est bon marché est synonyme d'esclavage. La culture du coton est très délicate et fragile. Le coton bio est sensé ne pas avoir poussé avec des pesticides. Avant de passer à la teinture qui, elle, peut être bio... ou avec des métaux toxiques. En grande majorité, les occidentaux pour un tee-shirt à 9,90 euros vont choisir la seconde solution. Du coup, le coton bio ne l'est plus.

Mais vendu comme bio ? 

Oui car le coton l'est mais on ne parle jamais des teintures. Quand le coton  sort du champ, on le file mais sa couleur n'est pas blanche et on est obligé de le teindre. Alors on peut utiliser les métaux toxiques pour la teinture et les apprêts, la finition, pour faciliter le repassage, sans compter le traitement pour que les taches n'imprègnent pas la fibre mais glissent dessus. Tout cela est toxique pour nos corps mais aussi pour les personnes qui travaillent à l'atelier de teinture ou la tannerie, les pires lieux.

L'industrie de la mode pourra-t-elle ou non sortir de ce système ?

La course au capitalisme, la destruction des ressources, la surconsommation, la course à la croissance empêche totalement de modifier le système et ces industries sont trop puissantes. La solution serait à  un retour de souveraineté européenne qui, lorsqu'elle interdit un produit en Europe, ne l'autorise pas à l'importation. On revient à  l'idée d'un made in Europe. Il faudrait une reconcentration. On pourrait imaginer localiser 80% de la chaine de fabrication à un endroit et acheter le tissu ou la fibre en Italie ou au Portugal. Seule l'Europe peut faire quelque chose.

On peut rétorquer que le produit sera plus cher compte tenu du coût de la main d'oeuvre. Consommer autrement serait la seule solution?

Un tee-shirt  n'a pas à être vendu  5 euros quand on voit la chaîne de fabrication. L'idée serait d'acheter un tee shirt à 25 euros qu'on ne jetterait pas le mois d'après.  Il peut durer deux ans. Il ne faut pas avoir honte de mettre ses vêtements plusieurs fois. Il faut apprendre à se faire plaisir, à faire autre chose qu'acheter des vêtements. La seconde main, c'est bien; les vêtements sont portables, solides. Mais soyons vigilants, la seconde main devient aussi un business qui surfe sur l'addiction aux vêtements. On peut aussi penser à la réparation du vêtement comme le préconise Fashion Revolution.

Un point positif dans ce livre noir ?

Le changement doit venir de l'intérieur et des industriels. Le positif, c'est de saisir que tout part du prix et qu'il ne s'agit pas seulement d'un problème environnemental, social ou de consommation. Savoir que c'est systémique fait avancer les choses. Il faut réaliser une éducation aux matières et une formation à la consommation à l'université. Il faut former les profs mais aussi les étudiants. Et redonner du sens aux choses. Les industriels doivent s'engager. Le seul qui peut nous aider dans la démarche, c'est le groupe Kering avec François Pinault. Il s'est toujours montré soucieux de l'environnement, du travail et je dirais même que c'est notre seul espoir. On comprend tout à fait la part de business et le fait que cela rende les gens heureux. Mais discutons pour le faire autrement.

Marie-Hélène Abrond

Publié le 26 avril 2021

 

 

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