Marek Halter, entre Mémoire, Histoire et transmission pour le monde de demain.

Homme de paix, de dialogue et d’écoute, Marek Halter croise et discute avec les grands de ce monde. Fondateur avec Andreï Sakharov de l’université française de Moscou dont il fête les 30 ans puis d'une seconde structure à Saint-Pétersbourg, il porte son regard aigu sur l’actualité, dans cette seconde partie d’entretien: élections, abstention, commémoration des 80 ans de la « Shoah par balles » à Babi Yar en Ukraine. Sans oublier la découverte de son prochain livre « La Juive de Shangaï ».

Dans « Un monde sans prophètes », vous dîtes « Il y a ceux qui connaissent le passé sans comprendre le présent et ceux qui commentent le présent sans prendre en compte sa relation avec le passé » et ajoutez : «L’incompréhension du présent nait fatalement de l’ignorance du passé. »  Peut-on, selon vous, construire le futur sans s’appuyer sur le passé ?

Connaître et comprendre le passé, c’est l’idée de Marc Bloch, fondateur avec Lucien Lefebvre,  de « L’Ecole des Annales », en 1929, qui a révolutionné la sociologie. Qu’est-ce qui lie toutes les époques de l’histoire de humanité ? Vous, nous, moi. Les hommes ont changé d’aspect depuis Neandertal. Mais c’est notre histoire et c'est pourquoi nous comprenons. Nous pouvons en apprendre quelque chose pour ne pas le répéter à l’infini. C’est la raison pour laquelle on apprend l’Histoire à l’école. Le destin ne m’a permis d'y rester que six mois dans ma vie. Mais mon professeur d’Histoire que j’aimais beaucoup nous disait : « Je ne vous demande pas de vous souvenir de la bataille de Borodino ou de Waterloo.  Je vous demande seulement d’essayer de comprendre pourquoi ces batailles ont eu lieu ». Il nous obligeait à réfléchir. La question est pourquoi.

Vous étiez au Sénat, il y a peu, pour la commémoration prochaine de « la Shoah par balles » à Babi Yar en Ukraine, avec Vadim Rabinovitch, député ukrainien et la sénatrice Nathalie Goulet. Le devoir de mémoire est-il un rempart suffisant contre l’antisémitisme dans l’Europe entière ?

Simone Veil avec qui j’en avais parlé n’aimait pas l’expression « devoir de mémoire ». Car l'idée même du devoir rend la chose imposée et non naturelle. La méthode socratique décrite par Platon était la meilleure. Il posait des questions pour amener la personne à trouver elle-même la réponse. Car20181029 115850 la joie de celui qui a trouvé la réponse par lui-même à sa propre question fait qu’il va la transmettre à son environnement et sa famille. Le devoir, c’est prendre les gosses, les enfermer et leur faire apprendre par cœur. Cela ne fonctionne pas.

Quand le poète russe Ievtouchenko, écrit « Tout ici hurle en silence », il demande un monument à la mémoire des 33 000 Juifs massacrés, d’une balle dans la nuque et jetés dans une fosse, les 29 et 30 septembre 1941. Le Père Patrick Desbois avait travaillé sur "La Shoah par balles" à la demande de Jean-Paul II.

Mais à quoi un monument peut-il servir ? A répondre à son enfant lorsqu'on passe devant et qu'il nous demande ce que c’est. Ainsi, la Mémoire se transmet à travers les siècles. Un monument est comme une borne sur la route de la Mémoire. Lorsqu’il n’y en a pas, il n’y a pas où s’accrocher. Un projet grandiose était prévu à Babi Yar mais rien ne s’est fait. Le pouvoir politique craint le parti groupuscule néo nazi qui a affirmé qu’ils ne laisseront pas contruire ce mémorial, partant du principe que des nazis de l’époque d’Hitler ont été tués par des soviétiques et qu'eux aussi ont droit à un mémorial, les mettant sur le même plan que les Juifs assassinés. Seul existe un chandelier à 5 branches, inauguré il y a 20 ans sur les lieux du massacre.

Vous parlez du XIIème et XIVème siècle, de la Grande Jacquerie de 1358 que vous comparez aux Gilets Jaunes. Ce Moyen Age qui dure 1000 ans est souvent considéré comme obscur. En quoi la période actuelle pourrait-elle avoir des similitudes avec le Moyen Age?

Par manque de prophète. Pensons aux dernières élections. Pendant que les bureaux de vote étaient vides, les jeunes dansaient sur les quais. Il n'y avait personne pour pousser un cri, les réveiller, leur dire qu'il s'agit de leur avenir. Les journalistes commentent, les hommes politiques veulent se faire élire. Il y a les moralisateurs et donneurs de leçons. Mais pas de prophète.

Je ne dirais pas que le Moyen Age était très obscur. Pour la première fois, par exemple, des femmes accédèrent au pouvoir. Et on a inventé pas mal de choses. Le Moyen Age fait penser à l'époque actuelle parce qu’il marque le début des guerres de religion, au sein même de l’Eglise. On découvre l’Islam, on lance la première croisade. Et on retrouve la nécessité de bouc-émissaire avec les Juifs soupçonnés d'empoisonnement des puits. Malgré les poètes et les penseurs, il y a des germes de ce que l’on retrouve aujourd'hui, pour les mêmes raisons, sans antidote pour arrêter cela et nous réveiller en disant « Cela suffit comme ça. » 

Cette abstention est-elle un risque pour la démocratie ?

Le risque n’est pas pour la démocratie en elle-même mais pour la régulation d’un Etat, de ses structures. La dictature est simple: une personne s’impose. On peut voter une loi pour être élu à vie. L'attachement à la liberté individuelle, au droit d’expression, permet aux 67 millions de Français que nous sommes de nous exprimer. Si la majorité des gens ne vote pas, 80% d'entre eux se retrouveront dépendants de 20% de la population. Il ne faut jamais laisser passer l’occasion de prendre la parole. Comme dans la vie. Les trains ne font pas marche arrière. Si vous passez et croisez le regard d’un homme ou d'une femme qui vous plait et que vous ne vous arrêtez pas pour essayer de faire connaissance, c’est trop tard. C’est le destin individuel. Le vote, c’est la collectivité. Nous avons la chance de vivre dans un pays où tout le monde peut s’exprimer. Cela pose des problèmes sur les limites avec la haine qui circule sur les réseaux. Nous sommes dans un moment extrêmement dangereux.

Comment, avec les enjeux médiatiques, un homme ou une femme pourrait porter une voix et apporter l'espoir dans une société fracturée ?36170831995 061d38407d c

Les médias veulent le pouvoir alors que le prophète regarde, ne veut ni l’argent, ni le pouvoir. Quand le gouverneur nazi de Paris voulut connaître Picasso, il lui ouvrit sa porte. Il lui demanda: "C’est donc vous qui avez fait Guernica ? " Picasso lui répondit: "Non ce n’est pas moi, c’est vous." L’autre ne pouvait rien faire parce qu’il avait Picasso face à lui.  Si un autre qu'Emile Zola avait écrit "J’accuse" à la Une de l’Aurore, personne ne l’aurait entendu. C’est la force de ceux qui sont prophètes. Ils ne sont pas dans l'ego. 

Vous avez écrit un ouvrage intitulé "Je voulais changer le monde". Comment voyez vous le monde de l’après-Covid ?        Selon moi, au début, on ne verra pas de différence. Ce n’est pas comme au théâtre où on applaudit, on sort et on retrouve un autre monde. Je pense qu'il y a aura encore longtemps des retombées, des néo-épidémies qui vont ravager le monde. Cela prendra du temps pour qu’un ou deux philosophes, sociologues ou penseurs aient assez de génie pour en tirer une leçon universelle. Cela peut aller vite mais il faut la chance d’avoir des individus de qualité qui voient le monde dans un mouvement. La peur ressentie et que l'on sent encore, va peser encore longtemps sur nos décisions et celles de nos dirigeants. Tout comme la peur de l’autre, depuis qu’on a appris qu’on peut être vacciné mais transmettre aux autres. C’est une responsabilité. Il faut relire Jean Delumeau dans "La peur en Occident" où il parle de la peste noire qui a débarqué par bateau à Marseille et décimé la moitié de la population européenne. 

Votre prochain ouvrage se déroulera en Chine. Pouvez-vous m'en dire plus ?

Je le porte en moi depuis longtemps. Il s’appellera  "La Juive de Shangai" et se déroule pendant la guerre. Les Juifs étaient dans une souricière. 7 millions étaient enfermés dans leurs ghettos, condamnés par avance. Ils voulaient s’échapper. Certains ont fui en France, cachés par des Justes. Certains ont pensé passer par la Russie comme ma famille mais les Russes n'en voulaient plus. C’est un consul japonais en Lituanie qui décida de leur donner 6700 visas. Certains ont traversé la Russie, rejoint le Japon. Mais comme les Allemands étaient des alliés, ils ont créé un ghetto à Shangai avec 22 000 Juifs. En cherchant, j’ai découvert qu’il y avait eu plusieurs vagues d’immigrations juives en Chine. A l’époque babylonienne, des marchands juifs étaient déjà partis faire des affaires en Chine. Ils se sont mariés avec des chinoises qui sont devenues juives, parlant et lisant la Bible en mandarin. Un écrivaine américaine, Pearl Buck, Prix Nobel de Littérature, a consacré plusieurs livres à cette histoire. Dans "Pivoine",  elle raconte la fin des Juifs de Nankin. J’ai découvert qu’il y a une autre histoire du judaïsme et je continue d'apprendre tous les jours !

Marie-Hélène Abrond

Publié le 8 juillet 2021

Ph Mémorial de la Shoah MH Abrond

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